Février 2024, poste de police.
Une odeur de désinfectant flottait dans le bureau exigu. John Monroe, assis derrière un plan de travail parfaitement ordonné, pianotait le clavier d’un vieil ordinateur. La mécanicité de sa gestuelle ferme et précise s’auréolait d’une grâce étrange, substantiellement musicale. Face au policier en uniforme, un collégien de 12 ans aux mains jointes entre ses genoux tressautants. Avant ce jour, Dylan Robinson n’avait jamais ressenti le poids écrasant de la loi qui imprégnait l’atmosphère d’un poste de police. Une atmosphère oppressante, presque étouffante. L’allure frêle du garçon contrastait avec la silhouette imposante de son vis-à-vis. Calme, l’ancien Marine respirait sans difficulté dans cet environnement de travail bien plus détendu qu’une base militaire. Enfin, ses iris bleus perçants se détournèrent de l’écran pour cibler le visage pâle du garçon. Celui-ci baissa la tête avec l’effrayante sensation qu’on braquait sur lui deux fusils d’assaut.
— Dylan, tu sais pourquoi tu es ici ?
— Ouais, marmonna-t-il.
— Oui, monsieur, rectifia John d’un ton autoritaire, mais dépourvu d’agressivité. Et on redresse la tête lorsqu’on parle à un policier. C’est ce que font les gens honnêtes.
Dylan releva le front. Une lueur de colère brûlait dans ses yeux, mais John distinguait par-delà ce rideau de feu les ombres recluses de la souffrance. Une combinaison destructrice qui lui était familière. Ce garçon lui rappelait Henry.
— Un incendie s’est déclaré dans les vestiaires du gymnase. Peux-tu me dire ce qui s’est passé ?
Dylan demeura silencieux. Mains serrées en boule, regard qui fuyait à nouveau l’intimidant policier.
John précisa d’une voix neutre, factuelle :
— Des témoins t’ont vu ressortir avec le jerrycan d’essence du local d’entretien.
— Ils mentent !
— Pourquoi mentiraient-ils ?
— Je sais pas !
John tapota un sachet en plastique épais et transparent qui renfermait un briquet.
— Le briquet dans la poche de ton jean portait l’odeur d’un usage récent. Et vraisemblablement, tu ne l’avais jamais utilisé auparavant. Il y a aussi le liquide combustible qui a taché la manche de ta veste. Les analyses révèleront qu’il s’agit du même combustible que celui du jerrycan et de l’incendie, j’en suis certain. Mais les choses seront plus faciles pour tout le monde si tu me racontes la vérité.
Mutisme du garçon.
— Dylan, tu es un garçon intelligent. Tes professeurs me l’ont certifié ; ton geste les a d’ailleurs abasourdis. Ce que tu as fait est grave. Tu en es conscient, n’est-ce pas ? Tu aurais pu blesser quelqu'un, à commencer par toi-même.
Le garçon secoua la tête, des mèches brunes tombant sur son front.
— Aide-nous à comprendre. Des tas de gens se font du souci pour toi. Ta famille d’accueil, l’équipe éducative, moi. Ton acte était prémédité, réfléchi. Pourquoi as-tu mis le feu ? Nous ne pouvons pas te soutenir si tu ne dis rien.
Dylan leva un regard embué.
— Vous ne pouvez pas m'aider.
Le désespoir que John lisait sur le visage du garçon lui serra le cœur.
— Pour quelle raison ?
— Parce que personne ne peut.
Un silence de plomb s'abattit autour de Dylan. Des secondes infertiles d’égrenèrent tandis que John usait tantôt d’autorité, tantôt de bienveillance pour faire parler le collégien. Qui ne déserra plus les dents. L’ancien militaire manquait d’expérience avec les enfants. On lui avait appris à neutraliser des combattants et des forcenés adultes, et agir de la même façon terrible avec les mineurs qui portaient une kalache ou une ceinture d’explosifs. Comme une malédiction, ses rares amis en ville avaient perdu leur enfant ou s’en étaient séparés. Les iris de John dérivèrent sur l’écran d’ordinateur. Fixèrent le nom de l’assistance sociale en charge du gamin. Un nom qui faisait ressurgir de rares éclats de joie et des montagnes de peines. Qui spontanément renforçait les barrières de son instinct de protection. Ne lui inflige pas des tracas supplémentaires, se dit-il. D’un autre côté, John était convaincu que la femme cancéreuse avait besoin d’aider ces mineurs et leurs familles d’accueil. Des gens honnêtes et généreux, pour la plupart. Chaque problème résolu, chaque victoire lui octroyait des forces supplémentaires pour combattre le mal pernicieux qui l’astreignait à une vie de souffrances et de choix difficiles.
Une volonté farouche gonfla la poitrine de John : ils devaient réussir, faire équipe et gagner ensemble.
Elise aurait apprécié.

Dix minutes plus tard, sud de la ville.
John arrêta la voiture de police devant le domicile des Higgins. Le couple de quarantenaires avait perdu leur fils six ans plus tôt. Un tragique accident de vélo. L’arrivée de Dylan Robinson fut comme une bouffée d’oxygène, comblant un vide insupportable. Père décédé, mère jugée inapte. John n’en savait pas plus. Il n’avait pas accès au dossier des services sociaux.
Il accompagna le garçon jusqu’à la porte. Madame Higgins l’ouvrit avant qu’il presse le bouton de la sonnette. Elle prit Dylan dans ses bras et le serra avec l’amour infini d’une mère, des larmes débordant de ses yeux rougis.
John avait assisté à des scènes comparables, sans jamais être lui-même l’heureux réceptacle de ces débordements d’affection maternelle. Grand-mère Elise s’était montrée plus que bonne et attentionnée envers lui, toutefois il avait fallu attendre ses derniers mois d’existence pour qu’enfin elle réponde aux câlins de son petit-fils. Ignorant la sensation de manque que suscitait la tendresse physique, John s’obligea à observer le défilé d’émotions que manifestait le collégien : inconfort, gêne, honte, compassion. Ce n’étaient pas les réactions d’un mauvais garçon. Mais Dylan cachait quelque chose.
— L’assistante sociale est là ? Puis-je lui parler ? demanda posément John après que madame Higgins eut relâché le garçon.
La quarantenaire bien portante planta ses yeux rougis dans ceux du policier. Celui-ci se sentit jaugé. Ne se défila pas. Il ne dissimulait aucune intention sournoise ou malveillante.
— Oui, nous étions justement en train de discuter.
John brossa soigneusement les semelles de ses bottillons sur le paillasson, puis suivit la maitresse de maison et le collégien jusqu’au salon. Monsieur Higgins n’était pas là. Il travaillait et ne pouvait pas se libérer dans l’immédiat. Aucune importance. La personne que John désirait voir était présente.
— Hannah, fit-il avec un sourire poli.
L’assistante sociale lui semblait pâle, toutefois sa condition passait aisément inaperçue à cette saison. John, quant à lui, observait au-delà de l’apparence. Il domestiqua les sentiments qui affluaient en lui.
— On peut discuter en privé ?
Ils devaient réussir, faire équipe et gagner ensemble.

@Hannah Donovan

Depuis plusieurs semaines maintenant, Hannah subissait sans relâche les affres de sa maladie qui avair décidé de revenir la hanter. Si elle avait à présent réussi à en parler à Yohann et à ses parents, il n’y avait personne d’autre qui était au courant. Elle voulait garder sa condition aussi secrète que possible mais au vu du nombre de soins et de chimiothérapies dont elle avait besoin, elle avait fini par être obligée de tout révéler à son patron et ses collègues de travail directs. Tout le monde avait été d’une gentillesse et d’une bienveillance sans nom. La jeune femme en était ravie, mais elle était aussi terriblement mal à l’aise. Elle avait été forcée de réduire son temps de travail, ne pouvait plus assurer les services de nuit car la plupart du temps, elle dormait énormément. Elle ressentait le poids du traitement et cela n’avait rien de facile pour elle. Le maquillage lui permettait, souvent, de camoufler les dégâts que les médicaments pouvaient faire sur son corps. Même si elle combattait la maladie, elle avait l’impression que son système immunitaire s’affaiblissait de jour en jour.
Hannah était une jeune femme forte, depuis l’annonce de la mauvaise nouvelle elle n’avait pas baissé les bras, faisant en sorte de se montrer aussi courageuse que possible. Il y avait tellement de choses pour lesquelles elle avait envie de vivre, tellement de choses qu’elle avait envie de construire dans sa vie aujourd’hui. Tree Hill était redevenu sa maison, et pour rien au monde elle n’avait envie de quitter la ville une nouvelle fois. Cette fois, elle était là pour rester et rien d’autre, mais elle savait que pour ça, elle allait devoir se montrer forte. D’abord pour sa fille, et Yohann, même si les choses n’étaient pas encore claires de ce côté-là.
Cela faisait à présent trois jours qu’Hannah avait subi sa dernière séance de chimiothérapie. Elle avait été plutôt bien malade le premier jour, mais lentement les effets s’étaient dispersés. Son patron lui avait accordé quelques jours mais ce matin, elle avait reçu un appel du directeur, un peu paniqué. Il lui avait révélé que ses collègues avaient tous attrapé une forme de grippe assez violente, qui les clouait au lit. Il s’en voulait de lui demander ça « au vu de sa situation bien plus grave et je t’assure que tout le monde le sait », c’était ses mots, mais il avait vraiment besoin d’elle sur une intervention. Hannah avait légèrement souri, elle trouvait ça plutôt mignon qu’il s’en veuille à ce point et lui avait assuré qu’elle se préparait et qu’elle se rendrait sur place. Un texto contenant l’adresse plus tard, Hannah se rendit chez les Higgins.

C’était une famille qu’Hannah connaissait bien, ils avaient adopté un petit garçon plusieurs années plus tôt et c’était son agence qui avait suivi le dossier. Ce n’était pas toujours la blonde qui était appelée à intervenir ou à aller faire les visites de contrôle, mais elle les connaissait suffisamment que pour savoir que tout le monde avait confiance en elle là-bas.
La blonde était arrivée chez madame Higgins, complètement paniquée, car l’école l’avait prévenu que quelque chose de grave s’était produit. Connaissant l’historique de la famille, ils auraient au moins pu choisir leurs mots avec plus de délicatesse. Hannah l’avait fait s’asseoir et l’avait rassurée, elle était certaine que ce n’était pas si grave que ça, ou en tous cas rien qui menace la vie du pauvre Dylan, son fils adoptif. Les événements se seraient passés autrement, elle le savait. Alors qu’elle la rassurait, un coup de sonnette retentit, quelques mots, des sanglots. Hannah se tint à distance en attendant que tout cela se passe, et elle entendit une voix familière, qu’elle connaissait depuis bien des années, et la silhouette correspondante la rejoignit quelques instants plus tard.

Bonjour John.

Hannah lui sourit doucement, jetant un petit coup d’œil sur le côté à madame Higgins et son fils. L’adolescent avait le visage blême, elle avait hâte d’en savoir plus. Lorsque John l’invita à discuter en privé, Hannah approuva d’un signe de tête et rapidement, la maman lui montra d’un signe de la main une pièce sur le côté, la cuisine d’après ce qu’Hannah se rappelait, où ils pouvaient aller.

Bien sûr. Nous revenons tout de suite, merci à vous.

Un sourire réconfortant, un petit geste de la main sur son épaule, et Hannah suivit John jusque dans la cuisine. Elle prit place sur une chaise, car on ne pouvait pas dire qu’elle se sentait au mieux.

Que peux-tu me dire ?

Pouvait-il révéler tous les éléments, ou avait-il seulement des éléments à lui révéler, c’est ce qu’elle voulait savoir d’abord.

@John Monroe

La cuisine des Higgins. Senteurs agréables, placards et buffets remplis, larges fenêtres donnant sur un jardin. Une pièce que les familles de Tree Hill jugeraient ordinaire, banale. Un lieu dont John Monroe percevait la chaleur et la vie avec acuité. La mélancolie et l’isolement intérieur aiguisent la sensibilité à la lumière, pareillement à un fin rayon de soleil perçant les tréfonds froids et reclus d’un gouffre enténébré. John positionna une chaise pour Hannah, en souleva une autre de sous la table et s’assit en face. Il préférait la station debout, mais sa haute taille lui attribuerait une supériorité malséante. Hannah Donovan n’était pas une témoin ou une experte qu’il soumettait à un interrogatoire dans le cadre d’une procédure officielle. L’assistante sociale était son égale, et la femme occupait dans son cœur le statut insolite d’une cuisine éloignée.
— Ça va, toi ?
John attendit la réponse, mais il ne relança guère.
Pas le bon endroit. Pas le bon moment.
— Tu es au courant, pour l’incendie des vestiaires du gymnase ? Nous détenons assez d’éléments pour établir la culpabilité de Dylan avec certitude. Selon toute vraisemblance, il a agi seul et son acte était prémédité.
John tourna la tête vers le mur jouxtant le salon. Où madame Higgins s’entretenait avec l’enfant qu’elle avait accueilli sous son toit, sans incident notable jusqu’à ce jour.
— Dylan refuse de me parler, reprit John d’un air gêné. J’ai essayé différentes approches, de l’injonction autoritaire à l’écoute bienveillante, mais je crains de ne pas savoir m’y prendre avec les gens de son âge.
Le comportement émotif, instable et rebelle de l’adolescence allait à l’opposé de la discipline de fer des Marines à laquelle John était habitué. Dans son ancien monde de guerre et de conflits, à des milliers de kilomètres des rues paisibles de Tree Hill, beaucoup d’adolescents grandissaient trop vite et maniaient la kalache.
— Il y a aussi que…
Non. Inutile de confier à Hannah que ce gamin lui rappelait Henry. Inutile de raviver un chagrin qui n’aiderait en rien l’affaire.
— J’ai perçu de la colère dans ses yeux. Une colère enfouie, mais aussi plus récente que son placement en famille d’accueil. Je pense que la rage a couvé longuement avant de s’extérioriser par son geste destructeur. Dylan cache quelque chose. Ce n’est peut-être pas grand-chose, c’est peut-être sérieux, je n’en ai aucune idée.
Le policier posa une main sur celle d’Hannah.
— Aide-moi à le découvrir, s’il te plait. Le personnel du collège s’inquiète pour Dylan, bien sûr, mais son acte est suffisamment grave pour qu’ils s’interrogent sur la sécurité de l’établissement. Ils vont bientôt se réunir pour décider de la sanction. Il n’est pas exclu que le collège porte plainte. Tu es consciente des conséquences pour Dylan et les Higgings, si les choses vont jusque là ?

@Hannah Donovan

Hannah n’était pas nécessairement celle qui intervenait le plus souvent sur le terrain, mais quand il s’agissait d’un jeune qu’elle suivait depuis un moment, son patron préférait toujours que ça soit elle qui se rende sur place. Parfois, il suffisait juste d’une petite discussion avec le jeune pour comprendre ce qui l’avait mis dans une situation difficile et essayer de déverrouiller le tout, alors que parfois c’était bien plus compliqué qu’il n’y paraissait. Comme Hannah connaissait bien Dylan, non seulement son patron avait fait appel à elle mais en plus, malgré son état de santé fragile, elle avait absolument tenu à se rendre dans la maison où le jeune grandissait. Elle avait pris un comprimé pour éviter d’avoir des nausées sur place, car elle savait que c’était l’un des risques de son état de santé précaire. Il y avait d’autres risques, comme les maux de tête, la fièvre, les frissonnements ou la sensibilité à la lumière, mais pour le moment elle allait devoir faire avec. Il y avait également des risques de tremblements, mais ça aussi elle devrait faire avec. Lorsqu’elle était arrivée sur place, Hannah en avait profité pour passer un moment avec la mère de famille, lui faire comprendre qu’elle n’était pas responsable, que Dylan avait ses propres démons et ses problèmes à régler, qu’elle faisait un très bon travail avec lui et qu’ils allaient vite trouver une solution pour que les choses s’apaisent. Puis Dylan était arrivé, accompagné d’un policier qu’Hannah connaissait bien. Un petit sourire en coin, une main posée sur l’épaule de Dylan pour lui faire comprendre qu’ils discuteraient dans quelques instants, et la blonde s’isola dans la cuisine avec John.
Sa première question fit apparaitre un léger sourire désolé et fatigué sur le visage de l’assistante sociale. Elle était épuisée, cela devait se ressentir et même se voir physiquement, mais elle avait appris avec son premier cancer à faire bonne figure lorsque c’était nécessaire. Alors elle répondit à sa question par un simple geste de la tête, un « oui » esquissé du bout des lèvres. Ils auraient l’occasion de parler de tout ça, un jour, mais pas tout de suite. Là, ils devaient parler de Dylan.

Je l’ai appris oui. Donc on est certains que c’est lui… Cela risque d’engendrer des problèmes pour sa famille.

Hannah n’aimait déjà pas cette situation, elle avait la vague sensation que ce n’était pas tout, et en effet John compléta ses découvertes avec d’autres informations. Il avait essayé de l’interroger, mais la méthode Marine n’était pas quelque chose qui pouvait fonctionner avec des adolescents, Hannah le savait parfaitement. Et en particulier avec un jeune qui avait un passif aussi compliqué que Dylan. Elle se pinça les lèvres en écoutant les propos de John, puis finit par reprendre la parole pour répondre :

Dylan est quelqu’un de très sensible, il ne comprend pas bien le langage de l’autorité, il a tendance à se refermer, ça lui fait un peu peur.

L’autorité masculine, ce n’était pas pour lui, il avait besoin qu’on lui explique les choses, et qu’on se mette sur un même pied d’égalité. Par contre, les explications qui suivirent inquiétèrent un peu plus la jeune femme. Elle connaissait ce gamin, et la colère n’était pas un trait de caractère qui le représentait bien. Il devait y avoir quelque chose de très grave pour qu’il ressente ce genre d’émotion. La belle laissa John finir, avant de reprendre la parole, pour répondre à ses questions et apporter d’autres informations :

Parfaitement consciente oui. Par contre, ce que tu dis m’interpelle. Je le connais depuis longtemps, le gamin n’a pas une once de colère en lui habituellement, ça ne lui ressemble pas. Donc je suis d’avis qu’effectivement, quelque chose doit le troubler depuis peu. As-tu parlé à ses professeurs ou son directeur ? Est-ce qu’ils ont remarqué un changement chez lui ?

Elle n’allait pas tarder à lui parler et serait fixée, mais ça l’intéressait quand même de savoir ce que d’autres en pensaient.

 @John Monroe

— Dylan est quelqu’un de très sensible, il ne comprend pas bien le langage de l’autorité, il a tendance à se refermer, ça lui fait un peu peur.
John opina avec soulagement. S’il avait échoué parce qu’il n’était pas l’homme de la situation, il restait de l’espoir. Un espoir qui se tenait devant lui – qui faisait moins peur qu’un ancien Marine baraqué vêtu d’un uniforme. Hannah était d’un naturel avenant, semblable au soleil du matin qui apportait doucement le renouveau de la lumière.
— Dylan ne s’est pas seulement refermé, précisa le policier, factuel. Il a d’abord mis en cause l’honnêteté des témoignages, puis déclaré que personne ne pouvait l’aider avant de s’emmurer dans le silence.
Une assertion fausse, mais compréhensible. À n’importe quel âge. Les gens qui ploient sous leurs problèmes sont également ceux qui bénéficient le plus fortement d’une assistance. L’erreur critique étant de confondre cette assistance avec une solution miraculeuse, alors qu’une main secourable aide simplement à avancer d’un pas. Parfois un deuxième, et d’autres ensuite. Dans la vie réelle, aucune assistance ne permet d’arriver à destination sans effort. Lorsqu’elle le fait, elle ne résout rien.
Hannah approuvait l’hypothèse du policier : l’adolescent affrontait un problème inédit, une difficulté récente.
— As-tu parlé à ses professeurs ou son directeur ? Est-ce qu’ils ont remarqué un changement chez lui ?
John haussa les épaules.
— Nous n’avons pas parlé longtemps. Ils ont simplement déclaré que Dylan n’avait jamais posé de problème jusqu’à aujourd’hui et que son geste les a surpris autant que toi. Le personnel avait l’air déboussolé. D’où la réunion prévue ce soir.
John fouilla sa mémoire. Il était intervenu avec deux collègues – dont un gradé – et les policiers s’étaient réparti les tâches. Lui-même n’avait eu qu’un bref entretien avec le personnel concerné. La phrase d’une enseignante émue – John ignorait son nom – émergea néanmoins du flot de ses souvenirs, tel un accord discordant au sein d’une partition monotone.
— J’ai entendu que Dylan se refermait. Qu’il ne participait plus en cours de langue.
John se frotta la barbe.
— Soit les leçons ne l’intéressaient plus, soit il avait la tête ailleurs et ruminait. Ou alors, il n’osait plus s’exprimer pour une raison à découvrir. Il m’a l’air pourtant normal, ce garçon, pour ce qui est des apparences.
Pas de strabisme, pas de zozotement ou d’autre singularité qui provoque des moqueries incessantes à cet âge cruel. Mais John n’était plus vraiment à la page. Depuis les années 90, les normes sociales avaient évolué. Chez les adolescents plus encore que leurs ainés.
— La jeunesse du nouveau millénaire me dépasse, confessa-t-il. Il parait que leur vie se passe sur les réseaux sociaux et les jeux en ligne. J’ignore si c’est pareil pour Dylan. On n’a pas encore fouillé de ce côté.
John tira nonchalamment son téléphone de sa proche, puis saisit Dylan Robinson dans la barre de recherche.
Plusieurs centaines de milliers de résultats. Des sportifs, des artistes, un bébé acteur de Amour, Gloire et Beauté, un adolescent d’Oneonta inculpé pour le meurtre de son père. Des profils Facebook en pagaille.
Il saisit Dylan Robinson + Tree Hill.
En tête des résultats, des liens menant à des pages privées. John Monroe était familier de ces blocages – il ne possédait aucun compte sur les plateformes connues.
— Manifestement, Dylan a des copains plutôt actifs sur internet. Mais je n’ai pas accès à ce qu’ils racontent.

@Hannah Donovan

Dylan est un garçon gentil, Hannah le sait, elle ne le connait que trop bien, d’ailleurs il lui rappelle pas mal certains jeunes avec qui elle avait grandi, ou certains jeunes qu’elle fréquentait au centre dont elle s’occupait en tant qu’assistante sociale. La jeune femme savait que c’était important de parler à cet âge-là, et elle savait que c’était capital qu’ils puissent parler à quelqu’un quand ça n’allait pas. Mais ce qui était extrêmement compliqué avec ce genre de jeunes, c’était justement de mettre le doigt sur ce qui n’allait pas. Hannah savait que ça allait être sa mission du jour, mais que ça ne risquait pas de se faire en cinq minutes. Et d’après ce que John lui expliquait, il y avait quelque chose de bien plus profond chez Dylan, une chose sur laquelle elle n’avait pas encore mis le doigt.

Ca m’étonne qu’il remette en cause l’honnêteté des autres, parce que ce n’est pas son genre. Il doit y avoir un problème sous-jacent qu’on ne connait pas encore. Il faut l’identifier au plus vite.

Parler était la clé, elle le savait, mais surtout la blonde avait la certitude qu’il fallait agir rapidement. La jeune femme sourit légèrement en entendant John lui dire qu’il avait eu une brève discussion avec le personnel de l’école. Evidemment, en tant que policier, il n’avait pas eu l’occasion de discuter longtemps, il avait dû agir, et une réunion était prévue le soir donc les choses allaient se décider à ce moment-là, mais Dylan allait devoir dire la vérité avant ça, pour que l’on puisse agir en toute connaissance de cause. Hannah décroisa et recroisa les jambes avant de reprendre la parole. Bizarrement, elle était inquiète pour ce gamin, rien de tout cela ne lui ressemblait.

Je vois… Il faut vraiment que je mette le doigt sur le problème avant la réunion de ce soir, ou en tous cas que j’ai un début d’explication. Tout ça ne lui ressemble tellement pas, je te jure que c’est un bon gamin.

John lui mentionnait des bribes de souvenirs de conversations qui avaient sans doute eu lieu pendant qu’il était au lycée tout à l’heure. Et quelque chose interpella la blonde. Une chose à laquelle elle n’avait pas pensé jusque-là, mais peut-être qu’effectivement il n’osait pas prendre la parole, et si c’était une question d’oser, alors il pouvait y avoir un souci qui était malheureusement en train de devenir terriblement commun dans les écoles. La jeune femme fronça les sourcils et lui demanda :

Oser… Peut-être qu’il n’ose pas par peur de moqueries ?

Le belle se leva, en se tenant à la table puis au plan de travail. Elle avait besoin de faire quelques pas, la position assise la faisait souffrir, comme toutes les autres positions d’ailleurs. Tout la faisait souffrir mais ce qui comptait en cet instant, c’était de savoir ce qui clochait chez Dylan. Quand John mentionna les réseaux sociaux, elle tourna la tête pour voir ce qu’il faisait et se rendit compte qu’il effectuait une recherche sur Facebook.

Les jeunes n’ont plus de profil sur Facebook John. Le nouveau truc à la mode pour communiquer, c’est plutôt Instagram.

Hannah sortit son propre téléphone pour découvrir le profil Insta de Dylan, et rapidement elle le trouva et fit apparaitre les posts les plus récents sur le réseau social. Des photos, mais surtout des commentaires qui faisaient froid dans le dos pour certains. « Tête de con », « regardez ça le gros blaireau dépressif », « il fallait vraiment que ses parents le détestent pour l’abandonner à des inconnus ». Les gamins d’aujourd’hui avaient parfois des mots effroyables. Il était là le problème.

Regarde les commentaires.

Hannah avait la vague sensation qu’ils venaient de mettre le doigt sur le cœur du problème.

 @John Monroe

— Tout ça ne lui ressemble tellement pas, je te jure que c’est un bon gamin.
John savait par expérience que les personnes « bonnes » commettaient aussi des délits. Parfois des crimes horribles – dont Tree Hill était heureusement préservée. Question de contexte. Il était facile de se conduire convenablement avec le ventre plein, un toit au-dessus de sa tête, la santé et l’amour de quelques personnes. Ça le devenait moins quand chaque jour devient une lutte. Survivre. Vivre dignement. Résister à la haine et au désespoir. John croyait à l’existence des monstres – il en avait combattu et envoyé un certain nombre dans l’autre monde. Mais il croyait aussi que les prisons américaines grouillaient d’individus pas foncièrement mauvais.
— Comme tu l’as dit, Dylan est un garçon sensible. Il atteint un âge de changements, de bouleversements où on absorbe les émotions avec une intensité décuplée et réagit avec une intensité décuplée. Il possède une part d’ombre, comme chacun d’entre nous, et il doit apprendre à la domestiquer. Les adultes ont la responsabilité collective de montrer l’exemple et l’y aider. Notre responsabilité à tous les deux est de lui éviter la broyeuse du système. La préméditation et la gravité des faits obligeront à sanctionner, quoi qu’il advienne. Mais je crois qu’il pourra en sortir du bon si la sanction est juste et constructive.
Le policier et l’assistante sociale se concertèrent. Deux collègues animés des mêmes intentions, avec des compétences et des approches différentes. Un homme et une femme qui se connaissaient depuis l’âge de Dylan sans vraiment se connaitre. Que le destin avait rassemblés, séparés, puis réunis après un long et sinueux parcours.
L’un en parfaite santé, l’autre malade.
Nul besoin d’être médecin pour s’en apercevoir.
John éprouva un sentiment d’urgence.
Tic tac. L’horloge tournait pour Dylan, la réunion qui orienterait son avenir tel un voyageur à un carrefour de son périple. L’horloge tournait aussi pour Hannah et son fichu cancer.
Il fallait avancer et en finir. Rapidement.
— Les jeunes n’ont plus de profil sur Facebook John. Le nouveau truc à la mode pour communiquer, c’est plutôt Instagram.
John posa son regard bleuté sur Hannah.
— Le fameux réseau social qui détient la palme de la nuisance au bien-être des adolescents.
John n’était pas féru de ces plateformes, mais il écoutait la radio. Abondamment. Une des rares activités intellectuelles stimulantes, potentiellement éducatives, qu’un policier peut exercer à l’intérieur d’une voiture de patrouille. À condition de bien choisir ses programmes. John appréciait particulièrement les émissions d’actualité, de société et de sciences. Des analyses sur un monde qui avait évolué sans lui, au cours des seize années durant lesquelles il avait pris les armes sans réussir à le rendre meilleur. Un monde trop complexe pour qu’un individu isolé puisse le comprendre, que des experts décortiquaient afin d’en percer quelques secrets. Un nombre croissant d’entre eux sonnaient l’alerte au sujet des effets délétères des réseaux sociaux. Spécialement sur les jeunes. Spécialement Instagram. Plus addictif que le tabac et l’alcool. Bondé de contenu toxique, d’images retouchées, de publications renvoyant à une vie idéalisée et factice. Les scandales et procès retentissants liés à la puissante industrie du tabac avaient marqué la fin du XXe siècle – après avoir bousillé la santé de milliards de personnes. Les réseaux sociaux empruntaient le même chemin.
— Regarde les commentaires.
John saisit doucement le téléphone d’Hannah.
Lut les commentaires.
Fit défiler.
Lut les commentaires.
Fit défiler.
Lut les commentaires.
Ça n’en finissait pas. Les prouesses de la technologie. Redoutablement efficace. Terriblement addictive.
Les volées d’injures n’avaient rien d’inhabituel. On se faisait copieusement insulter depuis la nuit des temps et à tout âge. Le bébé gueulard, la commère, le vieux radoteur. Tout le monde en prenait pour son grade.
Deux paramètres avaient changé : la persistance et la diffusion.
Autrefois, les paroles s’envolaient et un nombre réduit de personnes les entendait. On retrouvait la paix en rentrant chez soi, puis la tension retombait naturellement. Quelquefois, une inscription gravée sur un mur ou un pamphlet rappelait l’offense. Aujourd’hui, les insultes s’enracinaient sur les plateformes numériques. Accessibles partout, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. À l’intérieur d’un bus, sur le siège des toilettes, sous la couette avant de dormir et juste après le réveil. Aucun répit. Aucun oubli. Il y avait de quoi perdre la boule.
Visage fermé, John rendit le téléphone. Se leva. S’empara d’un verre propre, le remplit d’eau du robinet. Posa le verre sur la table, à côté d’Hannah qui venait d’ouvrir une piste prometteuse.
— Il est temps que tu parles à Dylan. Je souhaite t’accompagner, si tu juges que ma présence n’entravera pas le bon déroulement de votre entretien. Dans le cas contraire, pourrais-tu l’enregistrer à l’aide de ton téléphone ? Avec le consentement du gamin, bien sûr.

@Hannah Donovan

La peur et l’inquiétude se lisaient sur le visage de l’assistante sociale, parce qu’elle connaissait ce gamin, parce qu’elle connaissait sa vie, ses craintes, et surtout parce qu’elle connaissait le côté aléatoire du système judiciaire. Ce n’était pas toujours les personnes les plus mal)intentionnées qui étaient punies, c’était parfois les gentils gamins qui avaient fini par se rebeller après des semaines, des mois ou des années de moqueries. Elle savait que parfois, les choses n’étaient pas justes et elle reconnaissait aussi que les faits étaient terriblement graves. Mais elle voulait aider Dylan, de toutes ses forces, et des forces elle n’en avait malheureusement pas beaucoup.
John avait raison quand il disait que chaque personne avait sa part d’ombre, mais Dylan n’avait jamais eu personne quand il était gamin pour lui montrer comment s’y prendre pour la dompter. Il ne fallait pas qu’il se braque maintenant en se rendant compte que tellement de personnes voulaient l’aider à régler cette situation. Hannah faisait de son mieux pour comprendre, elle l’accompagnait dans chacune de ses démarches et celle-ci en faisait partie.

Il faut surtout veiller à ce qu’il ne trouve pas la punition trop injuste. Il n’aime pas l’injustice, il a peur de ça, peur d’être mal vu, il a encore la crainte que ses parents adoptifs l’abandonnent si jamais il fait des bêtises. Il pourrait fuguer plutôt que d’être trop sévèrement puni.

Hannah se doutait qu’avec ses missions à l’étranger, John ne devait pas être le plus familier du monde avec les applications que les jeunes utilisent. En plus, ce genre de choses évolue tellement rapidement qu’il était évident que personne ne pouvait être particulièrement à l’aise. La blonde avait essayé pendant longtemps de rester au fait des tendances, elle utilisait elle-même pas mal de ces applications mais son utilisation n’en restait pas moins sommaire. Elle approuva d’un signe de tête à la description d’Instagram que lui fit John.

C’est elle-même.

Elle lui avait tendu son téléphone portable pour qu’il puisse voir par lui-même le ravage que certains commentaires qui pouvaient passer pour innocent au départ étaient capables de faire. Des commentaires qui n’avaient rien d’innocents, des commentaires qui faisaient énormément de mal, qui comparaient des jeunes les uns aux autres, qui faisaient comprendre qu’ils n’auraient jamais d’amis, qu’ils n’avaient pas le niveau intellectuel, financier ou social de pouvoir trainer avec untel ou untel. Des commentaires d’une violence sans nom, ou tellement sournois qu’on se demandait même s’ils étaient méchants ou non. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la plupart était d’une méchanceté écrasante. Lorsque John posa le téléphone, il servit un verre d’eau qu’il posa sur la table à côté d’elle et déclara qu’il était temps qu’elle parle à Dylan. La blonde approuva d’un signe de tête et lui répondit :

Je vais lui demander si ça lui convient que tu restes dans la pièce. Je ne pense pas qu’il sera très bavard mais il est temps d’essayer de comprendre. Je vais le chercher.

Hannah sortit de la cuisine, les jambes chancelant légèrement mais suffisamment solides que pour faire son travail. Elle interpella d’abord la mère de famille, qui accepta naturellement qu’ils discutent. Dylan la suivit dans la cuisine familiale mais se braqua légèrement lorsqu’il vit John.

Dis-moi mon grand, tu accepterais qu’il assiste à notre conversation ?

Pour toute réponse, un haussement d’épaules, ce n’était pas vraiment son genre mais elle s’en accommoderait. Elle fit un signe de tête à John, lui indiquant ainsi qu’il pouvait rester. Elle s’installa autour de la table, Dylan fit de même et il se terra dans son silence. Elle reprit la parole.

On m’a raconté ce qu’il s’est passé. Ca n’a pas l’air d’être la joie à l’école pour le moment.

Dylan ne dit rien, puis releva les yeux vers la blonde et marmonna :

Tu crois leur version t’façon.

Hannah tourna les yeux vers John, puis reprit la parole rapidement.

Moi je crois la vérité Dylan. Tu sais que je veux t’aider, je le fais depuis que t’es gamin. Mais il va falloir m’aider à comprendre là.

Un nouveau silence, plus pesant, et puis un simple geste. Un téléphone, encore un, cette fois celui du gamin, un message ouvert. Hannah pinça les lèvres, presque certaine de comprendre.

 @John Monroe

Hannah parti, John se plaça en retrait. En appui sur un buffet de la cuisine, avec vue sur le jardin par-delà la fenêtre. Il songea à ses parents alcooliques, à son enfance dans une maison squalide, à ses vacances estivales à Tree Hill. Aux couplets acides dont Henry et lui faisaient parfois l’objet. Surtout Henry, plus frêle et teigneux que son ainé. Raison pour lesquelles lui-même crachait quelquefois des mots acides et blessants, alimentant le cercle vicieux de la colère et des conflits. Toutefois, Henry n’avait jamais allumé d’incendie ou détruit volontairement quelque chose qui ne lui appartenait pas. John l’aurait empêché. Ironie du sort, l’ancien Marine Raider avait ensuite brûlé et démoli quantité de constructions humaines. On l’avait félicité et récompensé à maintes reprises pour cette sinistre besogne. Aujourd’hui, John portait un uniforme de policier et remontait les bretelles à un adolescent qui avait mis le feu aux vestiaires d’un gymnase. La justice n’avait rien d’évident pour les adultes. Elle était encore moins évidente pour les mineurs.
Hannah regagna la cuisine. Dylan sur les talons. Pas enchanté de revoir le policier, mais pas hostile au point de rejeter expressément sa présence. L’attitude je m’en fous de vous, je m’en fous de ce que vous dites et je m’en fous de ce que vous faites courante chez les garçons de son âge. Hannah trancha : John pouvait rester. Celui-ci lui renvoya son signe de tête, mutique. Pas le bon moment pour l’ouvrir. Mieux valait laisser agir l’assistante sociale qui avait la confiance du gamin et attendre le moment opportun pour intervenir.
Hannah fit son boulot.
— Tu crois leur version t’façon.
John soupira. Si Dylan n’avait pas suffisamment confiance pour admettre la vérité, l’affaire s’annonçait mal.
Hannah insista.
Le gamin se mura dans le silence, comme au poste de police.
Tic tac.
John savait faire preuve de patience. Rien d’extraordinaire, tous les membres de sa profession développaient cette qualité : les surveillances interminables, les heures à guetter une occasion d’agir, les renforts qui tardent à venir. Soldats et policiers, tous connaissent l’immobilité attentive. Mais tous étaient d’abord des hommes et des femmes d’action. Pas des gens qui observent passivement le monde se décatir.
John décolla du buffet.
— Nous venons de consulter ton compte Instagram.
Bougon, l’adolescent serra les mâchoires. Tira un téléphone de sa poche. Quand on avait son âge, les portables évolués à écran tactile n’existaient pas encore dans les laboratoires de la Silicon Valley, songea John. Dylan manipula l’appareil et le présenta à Hannah.
John avança et jeta un œil par-dessus l’épaule de l’assistance sociale.
Sur l’écran : un message, privé, malaisant.
Après un flot continu de remarques désobligeantes, injurieuses et cruelles sur Instagram – l’arbre qui dissimulait la forêt, selon John –, il n’était pas sorcier de comprendre l’embrasement qui avait conduit Dylan à incendier le vestiaire. Ce que ses camarades menaçaient de lui infliger après la séance de sport, pour peu qu’on prenne leurs âneries au sérieux et qu’on possédait un minimum d’amour-propre, imposait une riposte.
Toujours penché sur l’épaule d’Hannah, le policier fixa l’adolescent.
— Tu as fait le bon choix en nous montrant ce message, dit-il d’une voix douce. Maintenant, deux possibilités s’offrent à toi. Soit tu te refermes comme une huître en niant l’incendie, tu reprends ton combat solitaire, les adultes qui se soucient de toi plaideront ta cause et feront de leur mieux pour que tu ne reçoives plus ces messages affreux. Sur ce dernier point, il y a de grandes chances qu’ils échouent.
John se dressa de toute sa hauteur, le timbre de sa voix suivant le mouvement.
— Ou alors tu relèves la tête, tu assumes la part de responsabilité de ta mauvaise action, et tu nous aides à caractériser le harcèlement dont nous croyons que tu es victime. Alors, des mesures concrètes et efficaces seront prises pour mettre fin à ces comportements. Je ne prétends pas que tout va disparaitre d’un coup de baguette magique, mais tu sentiras une réelle différence. Tu te sentiras aussi plus fort, et on te respectera davantage si tu te défends avec la bonne méthode. Les problèmes ne se résolvent pas avec un jerrycan d’essence et un briquet. Ils se résolvent en faisant front et en avançant main dans la main avec les gens qui nous soutiennent.
John posa les mains autour des épaules de l’assistante sociale.
— Des gens bien comme madame Higgins, Hannah, ta professeure de langue, et d’autres. C’est de cette manière qu’on remporte les batailles qui font la différence, crois-en mon expérience.
Les psychologues n’approuveraient sans doute pas la méthode John Monroe. Peu d’entre eux avaient connu la guerre.

@Hannah Donovan

Si le comportement de Dylan ne lui ressemblait pas du tout, c’est quand il sortit son téléphone de sa poche suite à l’intervention calme mais autoritaire de John que la jeune femme comprit. Elle s’empara de ce petit appareil qui pouvait faire tellement de ravages et observa ce qu’elle avait devant elle. Un message privé, des commentaires haineux, qui poussaient pratiquement à des actes criminels et suicidaires, des actes qu’il fallait à tout prix que l’assistante sociale empêche. Alors évidemment qu’il allait avoir des problèmes, il ne pouvait pas en être autrement, mais la blonde savait maintenant qu’elle pouvait prendre d’autres mesures, des mesures qui allaient protéger le jeune garçon et en plus de ça, punir ceux qui se permettaient, lâchement, de laisser de tels messages à d’autres jeunes de leur âge. Des vidéos, des photos, toutes ces choses qui avaient probablement poussé Dylan dans ses derniers retranchements, et il n’avait vu que la violence pour se tirer de ce mauvais pas. Hannah se leva pour s’approcher de lui, le prendre dans ses bras comme elle avait l’habitude de le faire quand il allait mal, et lui glisser à l’oreille un :

On est là.

Réconfortant, ou du moins c’était ce qu’elle espérait. Lorsque John reprit la parole, c’était pour lui exposer les choix qui s’offraient à lui, des choix qui n’avaient rien de faciles, qui allaient probablement avoir de lourdes conséquences dans sa vie, mais elle savait qu’il serait entouré par elle, mais aussi par sa mère d’adoption, une femme pleine de courage, de bonté et de bienveillance, qui comprendrait sans le moindre doute la situation dans laquelle son fils se retrouvait aujourd’hui. Hannah lui expliquerait avec ses propres termes, parce qu’elle ne doutait pas que ça soit difficile pour le gamin de se confier. La honte, alors qu’il ne devrait en ressentir aucune. Alors que John terminait son speech, Dylan restait quelque peu fermé, avant de finalement reprendre la parole, pour annoncer quelque chose qui déchira le cœur de l’assistante sociale.

Ils vont s’en prendre à moi… encore.

Encore… Il y avait donc bien eu de la violence, violence qu’il avait cachée jusque-là pour n’inquiéter personne sans doute. La belle se retint de dire tout ce qui lui passait par la tête en cet instant. Elle releva les yeux vers John. Hannah savait qu’on ne pouvait pas lui promettre que ces jeunes ne lui feraient plus jamais rien, car ça serait certainement un mensonge, ils n’en savaient rien du tout. Cependant, la belle avait envie de protéger Dylan, parce qu’il souffrait et elle le voyait.

Tu as entendu John, on va faire en sorte de mettre en œuvre tout de suite ce qu’il faut pour que ces comportements s’arrêtent. Tu sais que je ne peux rien te promettre, c’est comme pour les adoptions, mais je peux te promettre d’être toujours avec toi. Et si je dois passer tous les jours chez toi, je viendrai tous les jours.

Hannah lança un sourire à Dylan, qui lui en lança un en retour. Enfin un bon signe. Il était sur la bonne voie, elle le sentait. Après quelques instants de calme, il finit par reprendre la parole.

Jvais tout avouer à l’école… Mais… Hannah peut venir avec moi ?

Hannah ne se sentait clairement pas au mieux de sa forme, mais elle savait qu’elle devait aller au bout du processus ici, c’était important pour Dylan que l’école voit qu’il était soutenu et que ce n’était pas un autre jeune perdu qui cherchait l’attention. A nouveau, le regard de la blonde se tourna vers le policier.

 @John Monroe

Dylan avait commis plusieurs erreurs. Notamment se barricader et se murer dans le silence, exactement comme ses tourmenteurs l’espéraient. Les dernières barricades cédèrent sous les yeux brûlants d’émotion de John. Une femme et un gamin enlacés. Des mots doux et la chaleur d’une étreinte. Le pouvoir éternel de l’amour, plus efficace que le semtex des commandos lorsqu’il s’agit de détruire la gangue enveloppant un cœur humain.
— Jvais tout avouer à l’école… Mais… Hannah peut venir avec moi ?
Les iris verdâtres de l’assistante sociale se tournèrent vers le policier, puis ce furent les prunelles sombres du gamin. John s’attarda sur les premiers. Hannah et lui n’étaient pas suffisamment proches pour lire avec confiance dans les pensées de l’autre, cependant la parole n’était guère nécessaire pour véhiculer des intentions simples comme la volonté d’agir.
La requête de Dylan ne plaisait pas à John. Tic tac. Cancer. Fatigue accrue. Repos impératif. L’affaire Dylan Robinson était assez lourde, plus que les adultes imaginaient, et la réunion avec l’équipe du collège s’annonçait intense. L’assistante sociale finirait la journée à plat. Ou pire.
Mais Hannah voulait le faire. Elle était en pleine possession de ses moyens intellectuels et voulait le faire.
John trancha :
— Nous y allons tous les trois. Préparez-vous et expliquez gentiment à madame Higgins que nous partons immédiatement. Ne lui dites rien au sujet du harcèlement. Elle éprouvera une frustration légitime pour être tenue à l’écart, mais on n’a pas le temps pour les explications. Qu’elle reste cependant près du téléphone. Nous la tiendrons informée dans un délai très bref.
Dylan se dirigea hors la cuisine. John stoppa Hannah d’une main sur l’épaule, puis l’aida à se relever. Face à face, il avertit :
— Je vais faire en sorte d’accélérer la réunion. Promets-moi d’être attentive aux signaux de ton corps et de te retirer si tu ne te sens pas bien. La volonté ne suffit pas toujours. Dylan et les autres ne bénéficieront plus de ta précieuse assistance si tu dépasses tes limites et passes les prochains jours dans un lit d’hôpital.

John sortit et appela le collège. La fraicheur de l’après-midi le revigora. On lui répondit que la réunion exceptionnelle était prévue à 17h30 et que des intervenants n’étaient pas sur place.
— Ils ont le téléphone. Appelez-les et dites-leur que la réunion est avancée à maintenant.
— Mais enfin, on a aussi des professeurs qui sont encore en salle de classe !
— Il y a encore des cours à cette heure ?
— Oui, des cours de rattrapage et des retenues.
— Que faites-vous quand l’alarme du collège retentit ?
Silence perplexe au bout du fil.
— On évacue les bâtiments, bien sûr.
— Bien, alors évacuez. Tout de suite. Vous ferez des heureux. Tout le monde s’en va sauf le personnel indispensable. Parce que je suis la police, et je viens sonner une alarme que personne n’a envie d’entendre. Vous avez quinze minutes pour sonner la fin des réjouissances. N’oubliez pas d’envoyer quelqu’un ouvrir le portail de derrière et nous accueillir. Nous ne voulons pas que les élèves et les parents attroupés devant l’entrée principale nous voient. Vous ne le voulez pas non plus.
Hannah et Dylan apparurent sur le seuil de la porte. John raccrocha. Sa hiérarchie allait probablement lui taper sur les doigts pour zèle et abus d’autorité. Une fois encore. Sa carrière au sein de la police connaitrait peut-être une fin navrante et précoce, mais John ne regretterait pas cet écart. Madame Higgins pressa le bras de l’assistance sociale avec espoir et gratitude, puis serra Dylan contre elle avant de l’embrasser sur le front. Elle dit quelque chose que le policier n’entendit pas. Quelque chose qu’une mère dit à son enfant dans ces cas-là, bien qu’elle n’était pas la sienne. Quelque chose que John n’avait jamais entendu dans la bouche de ses parents acerbes et alcooliques. Quelque chose qu’il fallait chérir et protéger.
— En route vers la libération, leur dit-il.
Le policier roula sans précipitation. Conduite souple ; le moteur ronronnait comme une berceuse. Il ne voulait pas secouer ses passagers, ajouter du stress et de l’inconfort. Il ne désirait pas non plus attirer l’attention des citadins. Enfin, il ne voulait pas arriver au collège dans un délai inférieur à vingt minutes. L’expérience lui avait appris que les civils se débrouillaient mal sous la pression. Quand on leur demandait d’être prêts en quinze minutes, il fallait compter au minimum cinq minutes de plus. Cinq minutes, estimait John, c’était le temps dont aurait besoin un commando de Marine Raiders pour expulser toute forme de vie des bâtiments et préparer une salle de réunion – café et petits fours en prime.
Arrêt au feu rouge. D’une voix claire et articulée, John s’adressa à l’ado sur la banquette arrière.
— Dylan ? Je n’ai qu’un seul conseil à te donner pour l’entretien : parle franchement, avec tes mots. Ce n’est pas un examen oral, ne te préoccupe pas du jugement des autres. Si tu sens que tu n’y arrives pas, fixe ton regard sur Hannah et parle comme si tu t’adressais à elle.

Le portail métallique était grand ouvert à l’arrière du collège. Pas de badauds, aucun regard inquisiteur fouillant la voiture de police avec une curiosité malsaine. Juste un professeur grisonnant qui les accueillit avec un signe de main aimable. Démarche tarabiscotée, posture courbée en forme de banane, voix éraillée par la consommation de tabac. Sûrement pas un prof de sport ou même de sciences naturelles, se dit le policier. Gamin, il jouait avec grand-mère Elise à deviner la matière des enseignants d’après leur allure. Il n’était pas mauvais à ce petit jeu. Un prof d’histoire-géo, se décida-t-il d’après les vêtements évoquant le classicisme européen.
— Robert Milton, professeur de littérature de Dylan, se présenta le dandy.
Raté. John perdait la main.
— J’enseigne aussi l’histoire et la géographie aux classes supérieures.
Le policier sourit.
— Tout est prêt, monsieur Milton ?
— Dans cinq petites minutes, monsieur Monroe.
John leva les yeux au ciel. Les civils.
Ils se dirigèrent lentement vers la salle de réunion. John et Milton devant. Hannah et Dylan derrière. Tous semblaient calmes, mais un seul l’était réellement. Celui-ci se tourna vers la femme et l’adolescent.
— À vous de jouer. Rappelle-toi, Dylan : la vérité, avec tes mots. Respire et regarde Hannah si tu paniques. Les adultes s’occupent du reste.


@Hannah Donovan